[L’entretien des muses] avec le violiste Robin Pharo

Interview

Deux violes de gambe, un théorbe, un orgue, un clavecin, et… un génie « anonyme » du 18è siècle, tout cela « près de votre oreille » en la charmante église de Maing le samedi 19 mai à 18h30 : J’ai contacté le jeune et talentueux violiste Robin Pharo pour assouvir la bien naturelle curiosité de nos fidèles lecteurs.

 

 

Jeune ambassadeur de la viole de gambe, pouvez-vous tout d’abord nous éclairer sur cet instrument, et… est-il d’ailleurs si différent du violoncelle ou du violon baroques qui nous sont plus familiers ?

 

Eh bien, contrairement à ce que l’on pourrait croire, la viole de gambe n’est pas l’ancêtre du violoncelle ! Ce dernier est en fait l’instrument grave de la famille des violons (en France, on l’appelait la « basse de violon ») tandis que la viole de gambe fait partie d’une autre famille d’instruments qui présente de très nombreuses tailles et tessitures différentes (le dessus de viole de gambe a une tessiture similaire à celle du violon et la basse de viole dispose d’une tessiture semblable à celle du violoncelle). Ces deux familles apparaissent toutes les deux au même moment, entre le XIVème et le XVème siècle. La famille des violes de gambe est une forme de mariage entre celle des violons et celles des luths. On parle souvent de la viole comme d’un « luth à archet » (la viole de gambe se joue avec des frettes). L’accord de la viole est d’ailleurs bien plus proche de celui de la guitare que de celui du violon (elle est accordée par intervalles de quarte et un intervalle de tierce).

 

Même si elles sont cousines, la famille des violons et celle des violes présentent donc de nombreuses différences en termes de facture, d’accord et de technique de jeu.

 

 

C’est-à-dire… ?

 

Eh bien, Le jeu de l’archet d’un violiste est par exemple différent de celui du violoncelliste : le violiste tient l’archet en montrant la paume de la main vers le ciel alors qu’on fait l’inverse lorsqu’on joue le violoncelle. Cette technique de jeu a une grande influence sur le son. L’atmosphère sonore feutrée qui se dégage de la viole de gambe est sans doute la plus grande particularité de l’instrument.

 

 

Et votre instrument, puis-je dire « votre compagnon » : quelle est sa facture et a-t-il connu le toucher d’un Marin Marais ?

 

En fait oui et non ! J’ai la chance de jouer un instrument magnifique, fabriquée en 2012 par Judith Kraft, d’après un modèle de Guillaume Barbey (luthier français de la fin de XVIIème siècle) datant de 1687. Cet instrument n’est donc pas d’époque mais possède des qualités sonores extraordinaires.

 

 

Notre pays semble donc avoir connu de grands facteurs de violes par le passé ? Cette tradition s’est-elle maintenue jusqu’à nos jours ?

 

La France a en effet connu de grands facteurs de viole de gambe. Nous pourrions citer Michel Collichon et Nicolas Bertrand dont les violes étaient des instruments de grandes valeurs. Il nous reste aujourd’hui quelques instruments datant des XVIIème et XVIIIème siècles. Christophe Coin et Paolo Pandolfo jouent par exemple tous les deux sur des instruments historiques de Nicolas Bertrand.

 

 

Mais alors pourquoi cet instrument a-t-il connu une telle éclipse ? Est-il définitivement voué à jouer la musique du passé ou lui reste-t-il un avenir chez les compositeurs d’aujourd’hui ?

 

Voici deux questions qui m’animent depuis longtemps ! Elles furent d’ailleurs au centre d’un travail d’étude personnel que j’avais mené pendant mes études à Paris. Le projet était intitulé « Les Trois ailes du papillon » : il s’agissait du nom d’un cycle de trois pièces contemporaines, composées pour viole de gambe seule par trois amis compositeurs.

 

Pourquoi la viole de gambe a-t-elle disparu ? Sans doute parce qu’elle ne convenait plus aux nouvelles aspirations musicales de la fin du XVIIIème siècle. Violoncelles et violons furent de plus en plus utilisés en tant qu’instruments solistes et concertants. Plus sonore que la viole de gambe et mieux adapté à une grande virtuosité, le violoncelle commença peu à peu à supplanter la viole de gambe à une époque où de nombreuses salles de concerts, pouvant accueillir un public toujours plus large, voyaient le jour partout en Europe.

 

Paradoxalement, la composition pour viole de gambe et la redécouverte de l’instrument apparurent quasiment simultanément. Il existe déjà de magnifiques pièces contemporaines pour viole de gambe (nous pouvons citer les compositeurs Philippe Hersant et George Benjamin). Mais l’intégration de la viole de gambe au mouvement de composition actuelle représente encore un défi important. C’est grâce à la musique contemporaine que la viole de gambe pourra continuer d’exister.

 

Aux XVIIème et XVIIIème siècles, la majorité des œuvres pour viole de gambe étaient composées par des violistes. De mon côté, j’ai toujours aimé improviser avec mon instrument. Il m’est arrivé de composer pour viole de gambe seule dans le cadre de collaborations avec des chorégraphes et des metteurs en scène. Le Projet « Près de votre oreille » travaille autour d’une création pour consort de violes de gambe et voix, intitulé « Le Manuscrit de Voynich », qui se consacre à une pièce composée par Yassen Vodenitcharov.

 

 

« Près de votre oreille », (on croirait le titre d’une pièce de Couperin !), justement, quel dessein artistique se cache derrière cette dénomination bien énigmatique de votre ensemble ?

 

Pour tout vous dire, j’ai eu l’idée de ce nom il y’a quelques années, au cours d’un voyage à Berlin avec mon amie. Je voulais choisir un nom singulier qui puisse englober des projets très différents, allant de la musique ancienne à la musique contemporaine. J’ai été séduit par ce nom, son étrangeté et sa simplicité.

 

Le concept de « Près de votre oreille » était aussi une manière de décrire ma démarche de musicien. Dans mon univers artistique, qui s’est construit en partie grâce aux particularités de la viole de gambe, j’accorde une grande importance à l’intimité et à l’intériorité. Cette idée de grande proximité des sens entre un exécutant et un auditeur me semble donc être une forme d’idéal pour partager ma sensibilité musicale.

 

 

Et d’ailleurs une interrogation me taraude depuis pas mal de temps. Peut-être pourrez-vous m’éclairer un peu : notre oreille d’aujourd’hui entend-elle le même « Marin Marais » que l’oreille de Louis XIV à l’époque du Grand Siècle ?

 

La question que vous soulevez est très intéressante. Qu’entendait Marin Marais et qu’entendaient les personnes qui eurent la possibilité de l’écouter jouer ? Ces interrogations sont fascinantes et semblent demeurer sans réponses. C’est pourtant cette ignorance qui nous pousse peut-être à nous émerveiller d’une musique disparue. Notre imagination est aussi l’un des moteurs de notre passion. Serions-nous aussi passionnées par ces époques oubliées si nous connaissions tous les secrets des musiciens d’une époque ancienne ?

 

 

Nous n’avons pas encore évoqué votre programme du 19 mai : il annonce « Charles Dollé, un des trésors oubliés de la viole française »…

 

En travaillant la musique de Charles Dollé, dont nous avons enregistré l’intégralité des pièces pour basse de viole avec basse continue, j’ai eu le sentiment de lier un lien très fort avec ce compositeur. Nous partageons tous les deux une grande admiration pour l’œuvre de Marin Marais : Charles Dollé est l’un des seuls compositeurs à avoir écrit une pièce en son hommage ! Cette admiration commune m’a encouragé à découvrir l’œuvre de Charles Dollé. J’ai ainsi développé un intérêt profond pour sa musique. Le Tombeau pour Marais le Père, la Sarabande de la suite en do mineur ou encore le Rondeau « Le Turpaux » sont de véritables chefs-d’œuvre.

 

 

Avec votre ensemble, vous nous invitez aussi à une re(con)naissance de sa musique ?

 

Oui en quelque sorte ! Charles Dollé n’a pas eu le privilège de travailler à la cour. Son œuvre a déjà été enregistrée mais elle est peu connue. Elle présente pourtant beaucoup de poésie et des moments de grande virtuosité.

 

 

Que recherche un jeune et brillant instrumentiste comme vous à jouer cette musique d’un passé si lointain ? Vous sentez-vous étranger à la musique d’aujourd’hui ?

 

Bien au contraire, je me sens proche de la musique d’aujourd’hui, qu’il s’agisse de musiques dites « populaires » ou de musiques dites « savantes ». Ces dernières années, j’ai eu beaucoup de plaisir à découvrir plusieurs opéras contemporains et j’ai aussi beaucoup de bonheur à m’intéresser à l’œuvre de chanteurs contemporains. Je compose également des chansons et je mets en musique des poèmes. Musiques anciennes et musiques contemporaines sont compatibles, de même qu’il serait possible d’avoir dans la même pièce, une œuvre de Rembrandt et une de Christian Boltanski. J’accorde une importance égale à la musique contemporaine et à la musique du passé. Chacune dispose de son propre pouvoir expressif et artistique : lorsqu’on s’intéresse à une musique oubliée, on rêve d’un voyage dans le temps, comme dans un roman fantastique ou de science-fiction tandis que la musique contemporaine nous procure une sensation de créativité intense puisqu’elle s’inscrit dans le moment présent. L’intérêt que suscite la musique contemporaine a des points communs avec celui qu’offre l’approche d’une musique ancienne. Dans les deux cas, le musicien semble être à la recherche d’un souffle de créativité nouveau.

 

 

Le Nord, vous connaissez, vous appréhendez, vous aimez, vous y jouez ?!!

 

J’ai déjà eu la chance de venir jouer plusieurs fois dans la région, à Valenciennes, à Lille et à Tourcoing. J’y ai de très bons souvenirs et je me réjouis à l’idée de venir y présenter pour la première fois un projet très personnel ! Le festival « Embaroquement Immédiat » est dynamique et propose des initiatives pour intégrer le plus possible le public à la programmation musicale. Je suis heureux et j’ai hâte de découvrir d’avantage ce festival.

 

Plus jeune, l’une de mes premières tournées de concerts eu lieu dans la région de Calais. Je me rappelle m’être baigné dans la mer juste avant notre retour à Paris en train. Est-ce que j’appréhende de jouer dans le Nord ? Ça dépend… Quelle température fait-il au mois de mai ?

 

 

Cher Robin, vous avez de la chance, le mois de mai dans le Valenciennois offre le climat le plus « baroque » de France : « agréments » à volonté de soleil, nuages, grêle ou de pluie, « tempérament » inégal de chaleur ou de froidure, « gamme » infinie de gris : perle, acier, souris, tourdille, anthracite … mais rassurez-vous « le tempérament » du public vous sera doux et agréable. Encore merci pour ce moment passé en votre compagnie !

 

Propos recueillis par Michel Fielbal

 

Robin Pharo