[L’entretien des muses] du claveciniste Bertrand Cuiller

Pour la seconde année consécutive, le claveciniste Bertrand Cuiller nous fera l’honneur d’inaugurer la série de concerts du festival « Embar(o)quement immédiat ». À la tête de son ensemble Le Caravansérail, il proposera « ses Brandebourgeois » au Phénix de Valenciennes. J’ai profité de sa venue à Charleroi en Belgique où il donnait récemment l’Opéra « Rinaldo » de Händel pour m’entretenir avec lui. Malgré la fatigue, il m’a chaleureusement accueilli dans sa loge après 2h30 de concert !

 

« L’Entretien des Muses », cette pièce de Jean Philippe Rameau, que vous inspire-t-elle, vous qui l’avez enregistrée en 2015 sur un magnifique clavecin Humeau ?

 

J’adore cette pièce ! Mais comment en parler ? (hésitations, désarroi soudain de Bertrand) C’est dur de parler de la musique !!! Je ne sais pas ce qu’elle m’inspire mais c’est une pièce magique ! Et cette tonalité de ré mineur, c’est une tonalité lumineuse !

 

 

Je ne dirais pas qu’elle soit particulièrement lumineuse, j’évoquerais plutôt des nuances de gris…

Je suis d’accord mais j’y associe aussi la luminosité du bleu. En tout cas, cette pièce est très légère dans sa texture, elle n’est pas « grasse », le son n’y est pas plein mais plutôt très aéré. Les Muses dialoguent : c’est très bien fait !… (Bertrand s’échappe dans ses pensées) Il faudrait que je la rejoue … elle est aussi très souple, très ronde, malléable: c’est une pièce que j’ai toujours envie de jouer, qui invite à l’inventer à chaque interprétation…, on ne doit surtout pas chercher à la construire mais simplement voir où elle va : c’est elle qui mène l’interprète. Oui, c’est exactement ça, tu te laisses complètement emmener !

 

 

Un bon choix donc pour le titre de notre nouvelle rubrique ?! (sourire d’autosatisfaction !)

 

Tout à fait, excellent choix et je suis très honoré de faire partie des élus ! (éclats de rires)

 

 

« Le Caravansérail » : voilà un nom à la belle sonorité tout droit venu de l’orient ! En quoi correspond-il à votre philosophie musicale ?

 

En fait, aux ensembles qui regroupent à demeure des musiciens, je préfère les groupes qui se forment autour d’un projet. Et cela, ça me fait penser à un caravansérail, ce lieu d’échanges qui accueille marchands, pèlerins et étrangers dans les pays d’orient. C’est un lieu où des trajectoires se rencontrent. Peu importe d’où les gens viennent, ils apportent leur bagage, leur « caravane », et se réunissent pendant une période donnée. Et ce qui va se passer va dépendre de qui est là, de ce qu’on leur propose, et surtout de comment on les accueille…

 

 

Votre Caravansérail est donc une sorte de coquille vide qui se renouvelle à chaque fois, ou bien y a-t-il quand même des figures tutélaires ?

 

J’aime bien penser qu’en fonction des projets ça peut changer complètement. C’est le cas jusqu’à présent. Ainsi, pour le programme anglais « A Fancy » j’ai choisi Stéphan Dudermel comme 1er violon, c’est une musique qui lui va très bien. Et pour les brandebourgeois, Sophie Gent. C’est le choix du 1er violon qui détermine la construction de l’orchestre. Les répertoires sont tellement différents, …

 

 

Et vous ?

 

Moi j’y suis toujours…

 

 

Donc vous savez tout jouer !!!

 

(Bertrand soudainement désarçonné puis cascade de rires !) Euh, non, c’est-à-dire, cest marrant ça, très bonne question ! Non… mais justement… voilà… je m’entoure de gens qui savent…

 

 

Parlons de votre itinéraire : Êtes-vous tombé petit dans le clavecin comme Obélix dans la potion magique ?

 

(Éclats de rire à l’idée de la comparaison avec Obélix !) Eh bien oui, c’est exactement ça, je suis tombé dedans tout petit ! Je n’y pouvais rien, il y avait un clavecin à la maison, mes parents jouaient de la musique tout le temps, c’était vraiment leur vie, et ça m’a donné envie !

En fait, il y a deux manières de vivre la chose en tant qu’enfant de musiciens : ou bien tu détestes car c’est synonyme d’absence et la vie est dure, ou bien tu vois tes parents aimer ce qu’ils font. Moi, c’est cette liberté de vie qui m’a plu chez eux !

 

 

Mais ils vous ont peut-être tout de suite associé à cet univers, à cette vie de musique …

 

C‘est sûr, ils m’ont partagé ça. Ils m’emmenaient beaucoup aux concerts et puis ils m’ont aussi mis au clavecin, même si moi, au départ, je voulais faire du cor. J’ai eu des cours avec ma mère tous les jours. Pourtant, faire de la musique n’était pas vraiment un désir de ma part mais ça m’a travaillé au long cours, le désir s’est développé progressivement et finalement je ne me voyais plus faire autre chose ! Et puis il y a eu ma rencontre avec Pierre Hantaï qui m’a donné encore plus envie de poursuivre dans cette voie : j’ai découvert à ses côtés une autre dimension du clavecin.

 

 

Aucun regret donc…

 

Pas de regret, non, même si j’aurais été aussi heureux de faire d’autres trucs. Mais … on a une chance folle de vivre avec la musique !!!

 

 

Les Concertos Brandebourgeois : votre « sexté » gagnant ou vos préférences dans la série ? Pensez-vous en avoir fait le tour ?

 

Oh lala…, en avoir fait le tour, je sais que j’en suis très loin ! J’ai plutôt l’impression d’avoir encore tout à faire ! Après une première série de concerts, je pense avoir cerné l’ampleur des difficultés et des problématiques : est-ce qu’on doit jouer les six, comment doit-on les jouer, dans quel ordre, comment faut-il les présenter au public, dans quels genres de lieux… À toutes ces questions qui me taraudaient avant, je commence à entrevoir des éléments de réponses…

 

 

Ce sont des œuvres d’une vie en quelque sorte…

 

Oui, complètement… J’espère qu’on va pouvoir continuer à les jouer et les reprendre à deux ou trois ans d’intervalle…

 

 

Revenons à vos chouchous dans la série…

 

Le premier et le troisième ! Celui avec les cors parce que j’adore le cor et c’est la pièce qui m’a donné envie d’en jouer. Je me rappelle avoir entendu les six Brandebourgeois à Nantes en 1986 par mes parents, c’était avec « l’Orchestre baroque de France » je crois à cette époque-là. De ce fait, je suis très attaché à cette pièce!

Et puis le troisième, son premier mouvement est un tel chef d’œuvre ! Ces trois groupes de trois instruments, j’adore tellement ça ! Et en plus, sa tonalité hyper lumineuse !

 

 

Pourtant il n’y a pas une grande partie de clavecin dans ce troisième brandebourgeois…

 

Il y a du continuo, c’est vrai que le cinquième offre un merveilleux écrin au clavecin, mais musicalement, celui qui me rend le plus fou, c’est le premier mouvement du troisième !

 

 

Concevez-vous qu’on puisse continuer à jouer ces grandes œuvres baroques sur instruments modernes ?

 

Complètement ! J’aime que chacun ait une proposition différente, c’est une chose qui me convient très bien ! Je ne me sens pas du tout concerné par cette querelle entre baroqueux et modernes. Je joue sur des instruments baroques parce que je baigne dans cet univers et que j’aime bien ces sonorités mais je reste tout à fait ouvert à ce qu’un ensemble moderne propose sa version. Je trouve ça chouette d’imaginer que chacun peut faire différemment. La musique de Bach est si extraordinaire que tu peux la « travailler » de tellement de façons possibles. Bach est idéal pour ça !

 

 

Vous avez inauguré le festival « Embar(o)quement immédiat » en 2017 avec Céline Scheen. Mon émotion reste intacte ! Quel souvenir gardez-vous du festival ? Quels sont vos motivations à venir jouer en « province », vous qui vous produisez régulièrement dans des lieux prestigieux comme le château de Versailles ?

 

Ce sont d’excellents souvenirs. En fait, les concerts dans lesquels je me sens le plus heureux, ce sont justement ceux que je joue dans de petits festivals et dans lesquels je rencontre des « gens fabuleux » qui ont travaillé leur projet, sont allés chercher des financements, ont peaufiné leur programmation, se sont investis sans compter avec cette volonté chevillée au corps de partager la musique…

 

 

En vous écoutant, j’ai l’impression que vous peignez le portrait de Yannick Lemaire, le Directeur artistique du festival !

 

C’est une évidence ! Il fait partie de ces « gens » qui font que tu as envie de venir jouer chez eux et te donner dans la générosité pure!

 

 

Donc heureux de venir jouer les Brandebourgeois au Phénix de Valenciennes…

 

Hyper heureux ! Un festival, c’est avant tout de belles personnes qui le font, le portent et qui y insufflent une ambiance ! Et je sais que je ne serai pas déçu sur ce plan à Valenciennes !

 

 

Je quitte Bertrand Cuiller, heureux d’avoir fait la rencontre d’un musicien chaleureux, proche et très sympathique. Un peu triste aussi, j’aimerais tant que se poursuive plus longtemps encore cet « Entretien des Muses ». Le Caravansérail de Bertrand est si bienfaisant ! Merci à eux !

 

Propos recueillis par Michel Fielbal

Ensemble Le Caravansérail